Source: " La terre et le sang" M. Feraoun ENAG Ed. 1988, présenté par M. Mammeri
"Mouloud, cela me fait drôle de parler de toi comme si tu étais mort... comme si une giclée de balles imbéciles pouvait t'avoir arraché de notre vie, sous prétexte qu'elles t'avaient un matin de mars 1962 stupidement rayé du paysage...C'était le dernier hommage de la bêtise à la vertu.
Mais, vieux frère, tu en as connu d'autres, tu sais toi, que pour aller à Ighil Nezman, de quelque côté qu'on les prenne, les chemins montent. Et puis après? Tu sais aussi que les hauteurs se méritent. En haut des collines de "adrar n nnif" on est plus près du ciel. Du paysage ce sont ceux qui ont craché leur rage en douze balles -six secondes qui ont disparu, rayés parce qu'ils n'avaient pas assez de sang généreux dans les veines, assez de rêves fous dans les yeux, pour y demeurer.
Ils avaient la vigne, les comptes en banque (et encore pas tous), l'anisette( tous cette fois), l'accent merguez (qu'ils n'ont aimé qu'après qu'ils l'ont perdu) et l'aveuglement. En parlant de nous ils disaient "les Arabes" et... dans la moue de leurs lèvres ce n'était pas une désignation, c'était un verdict. Mais nous, Mouloud, nous savons que ce ne pouvait pas être autrement: ils avaient tout cela, mais il leur manquait l'essentiel: La terre et le sang.
La terre, ils la rudoyaient à force, ils lui faisaient produire des moissons d'artifice (un vin que nous ne buvions pas, parce que nous avions d'autres ivresses), ils confiaient à nous le rude contact des pierres, les charrues, les sulfateuses, ils ne l'avaient pas comme nous...dans la peau...comme à Tazrout, à Ighil Nezman, à Illizi ou dans le Tanezrouft. passagers sur la terre dont ils suçaient les mamelles sans lui être arrachés...comme nous étions à elle...à la vie à la mort.La preuve, c'est qu'en un siècle de destin comblé ils n'ont pas trouvé un seul d'entres eux pour la chanter, comme tu as fait, Mouloud, des chemins montueux de ton enfance." (...)
"Voilà, Mouloud. Eux sont partis avec leurs fureurs, leurs rancoeurs, leurs coeurs fermés (leurs yeux aussi), leur accent mal peigné, leur humanité dévoyée...et toi, tu restes éternellement nôtre, éternellement avec nous, tout près de nos mains calleuse, de notre misère, de nos rêves, de nos rires, montant avec nous des chemins qui grimpent jusqu'au ciel, nourri des mêmes neiges, la tête ivre du même soleil, le coeur des mêmes sèves...
Donne-moi la main, Mouloud...Le hâvre est maintenant tout près, juste par-delà la bêtise et la haine, à un jet d'espoir d'ici."